« Laisse le pleurer… » de Françoise Jeurissen
Il est étendu là depuis des siècles, des millénaires, à attendre qu’on vienne le délivrer.
Il ne sait pas – pourrait-il le savoir ? – quelle est la pire souffrance. La faim ? La peur ? La solitude ? Le froid ? L’impuissance ? Tout se confond sous le linceul glacé d’une indicible et abyssale angoisse. Angoisse de mort. Mais qu’est-ce que la mort ? Il n’en sait rien. Mais il le pressent dans ce morceau de lui qui remonte à la nuit des temps. Angoisse de finir là, d’y rester pour toujours, incapable de se mouvoir. Sa vie se diluant dans une éternité de douleur toujours reconduite. Son coeur, son ventre, son cerveau éclatant sous la cruelle et colossale violence des émotions ressenties, s’éparpillant dans ce vide, chavirant dans ce rien. Parfois il crie, il hurle comme un damné, pendant des heures et des vies entières. Pour rien, ou pour s’entendre vivre encore un peu. Même plus pour obtenir la douceur et la lumière, puisqu’il peut mourir tellement de fois au fond de son âme avant qu’elles ne reviennent. Puisqu’à chaque fois il oublie qu’elles peuvent exister. Et puis vient le moment où, exténué, il ne peut plus que gémir spasmodiquement, sur une seule note faible et lancinante.
Et la mélopée impuissante et désespérée finit par cesser de transpercer le silence épais de l’indifférence qui l’entoure. Ensuite il s’arrête, éperdu de douleur, la gorge incendiée, les yeux brûlants de sel, la poitrine hoquetante, la tête bourdonnante. Et l’instant se suspend, et l’espace se dilate et se resserre autour de lui, la terreur monstrueuse hésite à refluer enfin.Voilà que, du fond de son puits de souffrance, lui parviennent des bruits lointains. Des bruits joyeux, des bruits vivants, qui réveillent en lui l’écho d’une autre époque. Des bruits chauds et bons, qui le font redoubler d’appels éperdus, malgré les brûlures de son corps épuisé. Parce que ces bruits ont soufflé sur l’espoir qui survit au fond de son âme, et l’ont ranimé un instant. Mais, à bout de force, il consent à se taire enfin, figé dans la désespérance. Pour finir par sombrer, vidé, dans un sommeil hors du temps, dans un coma libérateur.